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Un proche cousin d'un bonobo du même nom qui, comme moi, tapait sur un clavier pour communiquer.

09 janvier, 2010

Connaissance publique

Quand on y réfléchit un peu, la caractéristique fondamentale de ce qu'on appelle "la science", ce n'est ni la "méthode", ni la "mathématisation", ni rien de tout cela. La caractéristique fondamentale de ce qu'on appelle "la science", c'est d'être publique.

En effet, en imaginant encore que j'aie élaboré quelque théorie qui assimile, par exemple, la physique quantique à la relativité générale, si je ne la rend pas publique (comme dans "publier"), alors elle n'existe pas comme "science". Pire, comme je le disais avant, elle devrait maintenant être publiée au bon endroit, c'est-à-dire dans une revue scientifique accréditée.

Paul A. David, dans un essai intitulé "The Historical Origins of Open Science", tente de donner une explication sociologique au fait que les scientifiques (ou philosophes) aient dû rendre publiques leurs trouvailles et leurs spéculations. Vivant du patronage des princes, et particulièrement en Europe où il existait une compétition entre de multiples royaumes, cités-états, principautés, les philosophes se devaient de "publiciser" leurs talents (voilà maintenant qu'on peut associer "publicité" à "public" et à "publier"). Un ouvrage publié pouvait être évalué par leurs pairs, présumément experts eux-aussi. Cela pouvait par la suite contribuer à établir leur réputation.

Pamela O. Long a quant à elle approfondi ce thème dans "Openness, secrecy, authorship", où elle recense la littérature technique et scientifique au fil des siècles en Europe. Par exemple, elle montre que les ouvrages sur la technologie minière, écrits en Italie ou en Allemagne du sud au 15e-16e siècle avaient comme but principal de "vulgariser" la technologie pour les investisseurs potentiels, autant que de les rassurer sur les compétences des ingénieurs miniers.

La publication de spéculations philosophiques n'est donc pas nouvelle. La publication d'ouvrages techniques non plus. De plus, l'usage de l'imprimerie pour publiciser ses talents se retrouve aussi en Chine, où bien sûr l'imprimerie était beaucoup plus ancienne qu'en Europe. La publication de commentaires sur les classiques du confucianisme servait aux lettrés qui n'avaient pas encore de position officielle. Elle leur assurait aussi un revenu. La publication d'ouvrages techniques était cependant rare en Chine, pour la même raison qu'elle est devenue fréquente en Europe: il n'y avait pas là-bas de concurrence entre états et princes. Ainsi, on ne retrouvait en Chine qu'un bureau d'astronomie, celui de l'empereur. L'État chinois imposait un monopole sur ce domaine, car la constitution du calendrier était la prérogative de l'empereur. Pas par malice, mais pour de simples raisons d'efficacité de gestion. Notre monde moderne a, de même, un calendrier uniformisé, ce qui n'était pas nécessairement le cas en Europe pré-moderne.

Ainsi, lorsqu'on cherche à faire l'histoire de "la science", on se bute inévitablement à la rareté des sources, car tout n'a pas été "publié". La tâche devient plus facile du moment qu'apparaissent les périodiques scientifiques, comme les comptes-rendus de la Société Royale, ou de l'Académie des sciences. Comme il s'agit là d'inventions européennes, toute science faite en dehors de ce cadre ailleurs dans le monde devient dès lors "inexistante".

Par contraste, la technologie, qui se veut "application" plutôt qu' "explication", n'a pas besoin d'être publiée. Ce qui compte, c'est l'artefact, qui tient lieu ici de "publication". L'artisan n'a pas intérêt à révéler ses secrets. à travers les âges, la connaissance technologique s'est transmise de maître à apprenti, bien souvent sans l'usage des mots, par simple imitation. Lorsqu'elle est publiée, la connaissance technologique l'est encore une fois pour des raisons de publicité.

Par moments, il existe donc un flou entre ce qui est explication et ce qui est application. Ce flou devient profond dans le périodes d'effervescence technologique, comme en Angleterre au 18e siècle, où on ne sait plus trop qui est un inventeur et qui est un philosophe. James Watt est au départ un artisan, un fabricant d'instruments. Puis il améliore le moteur à vapeur, et devient un inventeur. Puis il s'interroge sur la nature de l'eau, et on le qualifie de philosophe. Durant cette courte période, l'accès au titre de philosophe devient soudain plus facile... mais dès le 19e siècle, la porte se referme, et la brèche s'agrandit entre les nouveaux philosophes et les inventeurs. Cette brèche existe au sein des individus mêmes. William Thomson (lord Kelvin) est connu comme le père de la thermodynamique, mais il mena parallèlement une carrière lucrative d'inventeur (boussole, ligne télégraphique sous-marine), où ses talents de théoriciens ne lui servaient pas à grand chose.

Aujourd'hui encore, les grands prêtres de "la science" se contentent de "publier". Lorsqu'ils deviennent inventeurs, et fabriquent des artefacts, et surtout si de surcroît ils cessent de "publier", ils s'exposent à être exclus de la prêtrise. Ce fut mon triste cas.