La vie au XXIe siècle

La nature humaine, l'évolution, l'univers...

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Emplacement : Tomifolia, Québec

Un proche cousin d'un bonobo du même nom qui, comme moi, tapait sur un clavier pour communiquer.

18 février, 2010

L'origine de l'action

En décortiquant la notion d'organisme vivant, j'ai fait une constatation intéressante.

Tout d'abord, la vie, ce sont des cellules. On a beau parler d'organismes multicellulaires, ils ne sont que de grosses coopératives de cellules. Si on veut comprendre ou définir ce qu'est un organisme vivant, il faut regarder au niveau de la cellule. Ainsi, si on veut comprendre la vie comme système évoluant, on ne peut pas commencer au niveau des animaux. Ces derniers sont le résultat de milliards d'années d'évolution, et d'encore plus de générations. Au fil des générations, des structures d'organisation complexes sont apparues. Mais la base du système vivant demeure au niveau des cellules. Si on dit que telle espèce évolue en s'adaptant au milieu, il faut comprendre que si l'évolution nous est apparente à un niveau supérieur d'organisation, elle a néanmoins toujours lieu au  niveau de la cellule.

Bon.

Alors, que fait une cellule vivante? Pour faire court, elle organise la matière autour d'elle. En l'ingérant, puis en la transformant, en utilisant l'énergie disponible localement (thermique, chimique, lumineuse). Le terme qui est beaucoup utilisé est l' "auto-organisation" de la matière. C'est assez vrai: il n'y a pas d'agent externe. C'est la machinerie biochimique de la cellule qui accomplit cette tâche elle-même.

Ainsi, au bout de milliards de générations, la petite cellule a trouvé le tour de s'associer avec ses semblables dans ces coopératives géantes que sont les organismes multi-cellulaires. On croit donc qu'un animal, tel qu'un humain, possède une "volonté". Mais qu'est-ce que cette volonté, sinon le résultat de la "volonté" des cellules qui le composent? Nous-mêmes "auto-organisons" la matière autour de nous, mais cette capacité est le résultat de la force auto-organisatrice de nos cellules. Il  n'y a pas d'autre explication.

L'auto-organisation de la matière par la cellule vivante est donc à l'origine de l'action volontaire.

26 janvier, 2010

La vie comme système évoluant

Kepa Ruiz-Moreno et ses collègues tentent, comme plusieurs avant eux, d'offrir une définition de la vie. C'est un exercice qui m'intéresse. On peut, évidemment, se demander en quoi une telle définition peut être "utile", et en quoi il s'agit d'un exercice purement académique. Le danger de contraindre le phénomène de la vie dans une définition est d'exclure d'autres phénomènes qui lui ressemblent, mais pas suffisamment pour satisfaire à ladite définition. Je pense, par exemple, aux virus.

Mon propre intérêt n'est donc pas dans une définition, inclusive ou exclusive. C'est plutôt que si on veut décrire un autre système en faisant une analogie avec le système du vivant, il faut bien circonscrire quelles sont les caractéristiques et propriétés fondamentales de ce système, pour fins de comparaisons.

Cet autre système, c'est celui des artefacts technologiques. L'analogie en question a rapport avec le caractère "évolutif" des deux systèmes (organismes vivants et artefacts technologiques). J'aimerais, en particulier, aller plus loin qu'une simple analogie de surface. En effet, l'analogie entre l'évolution de la technologie et celle des organismes vivants a déjà fait l'objet de nombreux travaux. Le problème, c'est qu'on se bute généralement à des difficultés apparemment insurmontables aussitôt qu'on essaie d'établir cette analogie sur des bases solides en classant, par exemple, les deux systèmes sous un parapluie de "darwinisme généralisé". En particulier, l'effet de l' "intelligence" humaine fait paraître l'évolution de la technologie comme "lamarckienne" plutôt que darwinienne, puisque la dite intelligence ferait disparaître l'effet du hasard, apparemment fondamental à la sélection "naturelle".

D'où, évidemment, ma réticence devant l'adoration de Darwin.

Car la seule voie de sortie est de mettre de côté le darwinisme comme principe fondateur de l'évolution du vivant. Ainsi, la définition de la vie de Carl Sagan  (cité par Ruiz-Mirazo et al.) comme: "a system capable of evolution by natural selection" met toute l'emphase sur le darwinisme, au point de créer, d'après moi, des oeillères conceptuelles. C'est cette obsession de la "sélection naturelle" qui m'agace, visiblement. Elle a, d'après moi, des racines philosophiques profondes. Car elle vient toujours avec la notion de "progrès", et celle de "supériorité". Certains individus sont "meilleurs" que les autres, car mieux adaptés. Mon agacement n'est pas tant dans une vision égalitaire romantique qui voudrait placer les faibles et les forts sur un pied d'égalité. Elle est plutôt dans les contradictions internes d'une telle vision, lorsqu'on cesse de considérer une espèce en isolation du reste du système.

D'ailleurs, la plupart des biologistes seraient d'accord avec moi, quoique...

Quoique... le langage des biologistes évolutionistes demeure imprégné d'une pensée hiérarchisante et téléologique. On rejette le "design intelligent" comme la pire des hérésies, mais on ne cesse de parler de la nature comme un être suprême guidant l'évolution, trouvant des solutions astucieuses, développant des merveilles.

Ruiz-Mirazo et al. n'échappent pas à cette tendance. Ainsi, commentant sur les caractéristiques des organismes vivants, ils disent:

"there is a major bottleneck that can only be overcome if new, more sophisticated mechanisms of autocatalysis are developed by autonomous systems. (...) The solution is to generate functional components that perform 'template activity' ".

Cette phraséologie fait clairement apparaître les proto-organismes comme cherchant, et trouvant, une solution pour devenir éventuellement de vrais organismes vivants. Plus tard, ils disent:

"Life must learn how to make best use of what is available and also of what it continuously produces."

Ici, "la vie" est devenue une sorte d'être intelligent et apprenant (on pense à "Siva" de Philip K. Dick).

Or précisément, toutes ces caractéristiques des systèmes ou des organismes vivants sont apparues toutes seules. Tous les biologistes le savent et le concèdent aisément, mais c'est plus fort qu'eux.

La même obsession du "progrès" ressort lorsqu'ils parlent de complexité. Une plus grande complexité est toujours vue, implicitement, comme un progrès. Un article sur ce sujet commence par une hiérarchie de la complexité qui culmine, oh surprise!, par la complexité "immense" des sociétés humaines !!! Lorsqu'on lit cela, on n'a même plus le goût d'aller plus loin, tellement l'aveuglement est grand. Car empiriquement, les sociétés humaines sont hyper-simples, lorsqu'on les compare à d'autres.

De toutes façons, toute cette question de complexité ne fait que commencer à être investiguée d'une façon sérieuse.

Prenons cette simple constatation: la majorité de la biomasse terrestre est composée d'organismes unicellulaires. Des bactéries, merde!... Si, donc, la complexité représentait un tel "progrès", comment explique-t-on que les organismes qui ont le plus de succès soient les plus simples!

Mais bon, Ruiz-Mirazo et al. ont néanmoins le mérite de proposer une définition qui fait ressortir l'aspect complexe du système, mais aussi, point crucial pour moi, de poser le "code" comme élément fondamental du vivant. Pas en ces mots, mais presque. Leur définiton finale est:

" 'life' - in the broad sense of the term - is a complex collective network made out of self-reproducing autonomous agents whose basic organization is instructed by material records generated through the evolutionary-historical process of that collective network."

Ainsi, ils distinguent le métabolisme et son organisation des "instructions" qui le guident. Ils reconnaissent également que la vie est une collection d' "individus" qui interagissent.

Mon point est également que si on considérait, dès le départ, le système du vivant comme un tout, qui évolue comme un tout, on arriverait peut-être à une meilleure compréhension qu'en regardant les "espèces" en isolation. Car ce dernier point de vue suppose toujours que ce qu'on appelle le "fitness landscape" (paysage adaptatif?) est statique, et que les espèces s'y déplacent à la recherche d'optimums locaux. C'est peut-être un problème facilement résolvable, mais ce ne peut être qu'un cas particulier, car ledit paysage change en même temps. On pourrait même poser que les différentes composantes sont toujours en équilibre, mais que c'est le paysage lui-même qui évolue. Au lieu, donc, de rechercher comment une telle espèce a fait pour mieux s'adapter au paysage, on pourrait chercher quelles sont les caractéristiques du mouvement du paysage, et comment il réagit aux inévitables perturbations.

Mais présentement, des systèmes "complexes" mais relativement "simples" comme un "prédateur-proie" ne font que commencer à être investigués, par exemple avec des simulations numériques. Un article tel que "Tracking the Red Queen", de Dave Cliff et Geoffrey Miller, qui date quand même de 1995, montre déjà des observations surprenantes, comme par exemple que la "performance" respective n'augmente pas nécessairement avec le temps. Et ce n'est là qu'un systeme binaire!

Finalement, les biologistes n'ont pas le choix d'aborder la question de la complexité. Mais il me semble qu'ils avanceraient peut-être plus vite en se débarrassant des "oeillères" darwiniennes.

Références:

Dave Cliff et Geoffrey Miller, "Tracking the red queen: Measurements of adaptive progress in co-evolutionary simulations", dans "Advances in Artificial Life", vol. 929, pp. 200-218 (1995)
Kepa Ruiz-Mirazo, Juli Pereto, Alvaro moreno, "A Universal Definition of Life: Autonomy and Open-ended Evolution", Origin of life and evolution of biosphere", vol. 34, pp. 323-346 (2004).

20 janvier, 2010

À propos de Darwin

J'ai un gros problème avec Darwin. Pas l'homme lui-même, je ne l'ai pas connu et il est mort depuis trop longtemps. Bien sûr, on peut s'objecter à ce qu'il a dit sur la hiérarchie des races humaines et sur la nécessité de l'eugénisme, mais bon, c'était un homme de son temps, un bon anglais raciste.

Mon problème n'est pas tant avec ce qu'il était qu'avec ce qu'il est devenu. Un symbole. Un étendard. Un "crois ou meurs". La théorie de l'évolution est devenue l'arme préférée des grands prêtres de la communauté scientifique, et de leur cohorte de vassaux, pour soumettre le bon peuple. Le combat contre les méchants créationistes est ainsi comme une guerre au terrorisme: vous êtes avec nous, ou vous êtes contre nous. Mais surtout, ne posez pas trop de questions.

C'est ainsi qu'une théorie qui est pleine de trous se prétend être la plus grande réussite de "la science". Évidemment, ni une théorie, ni "la science" ne peuvent prétendre à quoi que ce soit. Encore une fois, ce sont les grands prêtres en action, et non des entités abstraites.

Toujours est-il que la situation a dégénéré au point où il est très difficile de se défaire du "darwinisme". Un peu comme pour les changements climatiques, on peut montrer qu'il y a des failles importantes, ou même que toute la théorie ne tient pas, et conclure en affirmant quand même sa foi dans la "sélection naturelle", et dans la grandeur du vieux Darwin.

L'autre jour, il y avait un autre de ces documentaires sur PBS à propos de Darwin. Comme toujours, les images (en HD) étaient magnifiques. Et comme presque toujours, le commentaire était totalement pourri. On présentait la sélection naturelle d'une manière qui semble à première vue logique, mais qui, si on y pense le moindrement, démontre à quel point cette vision naïve ne tient pas la route.

Voici: parmi les îles Galapagos, il y en a où poussent des plantes aux graines très grosses et très dures. Il faut donc à un oiseau un gros bec épais pour les briser. D'où sélection, évolution, etc. Et sur d'autres îles poussent des fleurs aux corolles profondes, qui demandent des becs longs et fins. D'où re-sélection et re-évolution vers ce type de bec. Merveilleux. Flash de génie de Darwin (enfin, un flash qui lui a pris quelques décennies...).

Bon. Mais si on prend le problème à l'envers, c'est-à-dire du point de vue de la plante elle-même, celle qui a de grosses graines dures devrait évoluer vers un autre type de graine pour échapper aux oiseaux au gros bec. Pourquoi cela ne s'est-il pas produit? Idem pour toutes les espèces qui dépendent de la prédation d'une autre espèce. Ainsi, on parle de l'effet de la "reine rouge", une sorte de fuite en avant qui poussent les espèces interdépendantes à se surpasser constamment.

Mais ce qui ressort surtout, c'est qu'on ne peut considérer l'évolution d'une seule espèce en isolation de son interaction avec les autres espèces. C'est tout le système qui évolue! Mais Darwin n'a jamais pensé à cela. Ce n'est que tout récemment qu'on commence à réaliser qu'une théorie "holistique" de l'évolution peut être une alternative puissante à la conception darwinienne, ou néo-darwinienne. Ainsi, les travaux de Stuart Kaufman, ou Robert Ulanowicz, ce dernier venant du domaine de la modélisation des écosystèmes. Je n'ai pas eu assez de temps encore pour approfondir leurs vues (c'est très mathématique), mais il me semble qu'il y a là une avenue prometteuse.

Et s'il fallait, au bout du compte, jeter à la poubelle toute l'idée de sélection naturelle, et de la "survie du plus fort"? S'il fallait admettre que Darwin nous a mené dans un cul de sac? Qu'il faut tout reprendre à zéro? Qu'adviendrait-il alors de cette guéguerre aux créationistes? On ne pourrait plus brandir Darwin à tout bout de champ. Il faudrait un autre héro.

Quelques remarques pour finir. J'essaie de décrire la technologie comme un type de système évoluant d'une façon analogue aux systèmes vivants. Rien de nouveau là-dedans, plusieurs se sont déjà penchés là-dessus, quoiqu'avec un succès mitigé. On se frappe toujours au même problème du supposé "lamarckisme" de l'évolution de la technologie. Lamarck est, pour une raison que j'ignore, un tabou pour les évolutionistes. Mais bon, je pense que j'ai trouvé comment montrer que cela n'a rien à voir, et que les systèmes vivants et technologiques partagent des caractéristiques fondamentales, et donc qu'ils peuvent être décrits avec les mêmes outils théoriques, à condition de généraliser ces outils. Mais dans toute cette réflexion, c'est la réalisation qu'une approche holistique est nécessaire qui m'a poussé à chercher une telle approche dans la littérature.

Et comme la Chine n'est jamais bien loin dans mes pensées, il est impossible de ne pas réaliser que la pensée et la philosophie chinoise étaient bien plus conscientes de la nécessité d'une approche holistique. On ne peut pas savoir aujourd'hui quelle direction cette philosophie aurait prise si ce n'avait été de l'hégémonie de la pensée occidentale et de son réductionnisme. Mais il demeure dans le taoïsme en particulier des éléments qui sont terriblement "modernes" dans leur approche de la complexité et de l'évolution. Tout ça reste à ficeler dans un tout cohérent, mais j'espère pouvoir en faire une base pour la présentation de mon futur ouvrage (toujours aussi virtuel...).

09 janvier, 2010

Connaissance publique

Quand on y réfléchit un peu, la caractéristique fondamentale de ce qu'on appelle "la science", ce n'est ni la "méthode", ni la "mathématisation", ni rien de tout cela. La caractéristique fondamentale de ce qu'on appelle "la science", c'est d'être publique.

En effet, en imaginant encore que j'aie élaboré quelque théorie qui assimile, par exemple, la physique quantique à la relativité générale, si je ne la rend pas publique (comme dans "publier"), alors elle n'existe pas comme "science". Pire, comme je le disais avant, elle devrait maintenant être publiée au bon endroit, c'est-à-dire dans une revue scientifique accréditée.

Paul A. David, dans un essai intitulé "The Historical Origins of Open Science", tente de donner une explication sociologique au fait que les scientifiques (ou philosophes) aient dû rendre publiques leurs trouvailles et leurs spéculations. Vivant du patronage des princes, et particulièrement en Europe où il existait une compétition entre de multiples royaumes, cités-états, principautés, les philosophes se devaient de "publiciser" leurs talents (voilà maintenant qu'on peut associer "publicité" à "public" et à "publier"). Un ouvrage publié pouvait être évalué par leurs pairs, présumément experts eux-aussi. Cela pouvait par la suite contribuer à établir leur réputation.

Pamela O. Long a quant à elle approfondi ce thème dans "Openness, secrecy, authorship", où elle recense la littérature technique et scientifique au fil des siècles en Europe. Par exemple, elle montre que les ouvrages sur la technologie minière, écrits en Italie ou en Allemagne du sud au 15e-16e siècle avaient comme but principal de "vulgariser" la technologie pour les investisseurs potentiels, autant que de les rassurer sur les compétences des ingénieurs miniers.

La publication de spéculations philosophiques n'est donc pas nouvelle. La publication d'ouvrages techniques non plus. De plus, l'usage de l'imprimerie pour publiciser ses talents se retrouve aussi en Chine, où bien sûr l'imprimerie était beaucoup plus ancienne qu'en Europe. La publication de commentaires sur les classiques du confucianisme servait aux lettrés qui n'avaient pas encore de position officielle. Elle leur assurait aussi un revenu. La publication d'ouvrages techniques était cependant rare en Chine, pour la même raison qu'elle est devenue fréquente en Europe: il n'y avait pas là-bas de concurrence entre états et princes. Ainsi, on ne retrouvait en Chine qu'un bureau d'astronomie, celui de l'empereur. L'État chinois imposait un monopole sur ce domaine, car la constitution du calendrier était la prérogative de l'empereur. Pas par malice, mais pour de simples raisons d'efficacité de gestion. Notre monde moderne a, de même, un calendrier uniformisé, ce qui n'était pas nécessairement le cas en Europe pré-moderne.

Ainsi, lorsqu'on cherche à faire l'histoire de "la science", on se bute inévitablement à la rareté des sources, car tout n'a pas été "publié". La tâche devient plus facile du moment qu'apparaissent les périodiques scientifiques, comme les comptes-rendus de la Société Royale, ou de l'Académie des sciences. Comme il s'agit là d'inventions européennes, toute science faite en dehors de ce cadre ailleurs dans le monde devient dès lors "inexistante".

Par contraste, la technologie, qui se veut "application" plutôt qu' "explication", n'a pas besoin d'être publiée. Ce qui compte, c'est l'artefact, qui tient lieu ici de "publication". L'artisan n'a pas intérêt à révéler ses secrets. à travers les âges, la connaissance technologique s'est transmise de maître à apprenti, bien souvent sans l'usage des mots, par simple imitation. Lorsqu'elle est publiée, la connaissance technologique l'est encore une fois pour des raisons de publicité.

Par moments, il existe donc un flou entre ce qui est explication et ce qui est application. Ce flou devient profond dans le périodes d'effervescence technologique, comme en Angleterre au 18e siècle, où on ne sait plus trop qui est un inventeur et qui est un philosophe. James Watt est au départ un artisan, un fabricant d'instruments. Puis il améliore le moteur à vapeur, et devient un inventeur. Puis il s'interroge sur la nature de l'eau, et on le qualifie de philosophe. Durant cette courte période, l'accès au titre de philosophe devient soudain plus facile... mais dès le 19e siècle, la porte se referme, et la brèche s'agrandit entre les nouveaux philosophes et les inventeurs. Cette brèche existe au sein des individus mêmes. William Thomson (lord Kelvin) est connu comme le père de la thermodynamique, mais il mena parallèlement une carrière lucrative d'inventeur (boussole, ligne télégraphique sous-marine), où ses talents de théoriciens ne lui servaient pas à grand chose.

Aujourd'hui encore, les grands prêtres de "la science" se contentent de "publier". Lorsqu'ils deviennent inventeurs, et fabriquent des artefacts, et surtout si de surcroît ils cessent de "publier", ils s'exposent à être exclus de la prêtrise. Ce fut mon triste cas.

23 décembre, 2009

Kangxi



Mon quasi-homonyme, l'empereur Kangxi, bénéficiaire du Mandat du Ciel entre 1661 et 1722. Il accéda donc au trône l'année même où Louis XIV prenait lui-même les rênes du pouvoir en France (il était roi depuis 1643, mais n'avait alors que cinq ans). Louis mourut en 1715. Les deux règnes sont donc presque parfaitement simultanés. Kangxi était, comme Louis, un grand amateur et promoteur des arts et des sciences (remarquez le pluriel). Inspiré par la fondation par Louis de l'Académie des Sciences (toujours le pluriel), il fonda lui-même les ateliers impériaux, y réunissant les meilleurs artisans de l'empire et d'ailleurs, dont plusieurs européens.

22 décembre, 2009

L'oracle à deux faces

Peter Dear parle, lui aussi, de "la science".

Tiens, il voit la même circularité: "Science is practiced, as a matter of circular definition, by scientists". Ça ne semble pas lui faire problème.

Mais surtout, il souligne qu'on perçoit "la science" selon deux aspects, soit la "philosophie naturelle" et "l'instrumentalité", cette dernière constituant les "applications" des connaissances et théories scientifiques.

"The popular image of a scientist is of someone in a white coat who invents something"

Mais il reconnaît que: "a number of recent scholars argue that an easy and direct association between scientific truth claims and technical achievements is much less obvious than is usually supposed".

Il va même plus loin : "it is sometimes unclear that the world even contains the natural objects referred to by the theory supposedly being applied".

Néanmoins, l'instrumentalité, c'est-à-dire le succès des applications des théories scientifiques, est utilisée par les scientifiques pour justifier la "vérité" de leur philosophie naturelle. Bouclant la boucle, la vérité des théories est utilisée comme argument pour expliquer le succès des applications.

"Just as this instrumentality is routinely assumed to provide support for natural-philosophical assertions, so arguments of a natural philosophical kind are often used to explain the instrumental success of particular techniques".

Mais cette association est, selon lui, irréaliste:

"To imagine that the efficacy attributable to modern science flows directly from the truth of its representations of the world, that is, from its natural-philosophical content, is unrealistic".

Néanmoins, dans la perception "populaire", cet argument justificatif de l'institution scientifique a, selon Dear, un impact culturel énorme: "The authority of science in the modern world rests to a considerable extent upon the idea that science is powerful; that science can do things. (...) the instrumentality of science, that is, often stands for the whole of science. At the same time, when science is apealed to as the authority for an account of how something really is in nature - that is, when science is seen in the guise of natural philosophy - its accepted instrumental efficacy seems to justify that image of truthfulness".

Il conclut donc:

"The overall totalizing effect of the amalgam is hugely powerful. Why are science's instrumental techniques effective The usual answer is: by virtue of science,s (true) natural philosophy. How is science's natural philosophy shown to be true, or at least likely? the answer : by virtue of science's (effective) instrumental capabilities. Such is the belief, amounting to an ideology, by which science is understood in modern culture. It is circular, but invisibly so."

Voilà donc la véritable circularité.

On n'a plus le Janus de Latour, dont les deux faces parlent dans des directions différentes. Les deux visages de l'oracle se font carrément face. Le reste du monde ne peut que les regarder se parler, impuissant.

Mais qu'est-ce qui manque dans la description de Peter Dear? Quelle est la différence entre sa réflexion et la mienne?

Dear insiste pour maintenir l'objectification de "la science", et ne relève pas du tout son aspect institutionnel, qui est pourtant la clé du mystère. Il ne réalise pas (ou n'ose pas avouer) que lorsqu'il parle de "la science", il parle en fait d'une classe sociale exclusive, celle des scientifiques. Il y fait allusion au tout début, y voyant une circularité, qui est en réalité une tautologie. Sauf que "la science" n'est qu'une abstraction, qu'une fantaisie. La réalité se trouve du côté des scientifiques.

Or la particularité de ce qu'on aime appeller la "science moderne" est justement l'élévation des scientifiques en tant que classe ou groupe social, ce qui est quand même bien connu depuis Merton. L'institution scientifique a ses propres règles, ses propres normes. Mais aussi des critères d'entrée et d'appartenance. Et surtout, elle a réussi à s'accaparer le contrôle et le monopole de l'aspect "philosophie naturelle" des connaissances. Et elle a réussi justement à prendre le contrôle en mettant en valeur l' "instrumentalité" de ce sa philosophie naturelle, instrumentalité qui, de l'aveu de Peter Dear, a très peu à voir avec la vérité de la philosohphie naturelle.

Il y a donc là une certaine imposture, sinon une imposture certaine. La véritable question est donc pourquoi acceptons-nous cette imposture? Comment est-elle entretenue? Comment a-t-elle commencé?

Mais si on continue de croire dans l'existence de "la science", et qu'on refuse de tenir compte de son aspect institutionnel, on peut bien, comme il tente de le faire, raconter l' "histoire" de la science, mais cette histoire devient incompréhensible.

Peter Dear voit une porte de sortie:

"Acknowledging that science is not one thing, a natural kind, while at the same time recognizing that the symbol "science" is culturally very real indeed, may liberate our discipline from the twin dangers of hyperhistoricization and essentialist universalism".

Ainsi, sans parler des scientifiques, il suggère quand même de parler "des sciences" plutôt que de "la science":

"Perhaps something might be gained from using the plural term "sciences", in the manner common in other languages, for collections of individual knowledge enterprises (whether qualitative or mathematical), and using the blanket term "science" only to designate the kind of ideological construct that this essay has been concerned to sketch out. Not only would this clarification restore intellectual integrity to studies of local cultural production by the simple expedient of labeling them parts of the "history of the sciences"; it would also integrate sciences from many parts of the world into that same history without of necesity implicating them in the ideology of modern science. That ideology involves not the mere summing of "instrumental" and "natural-philosophical" aspects of the sciences but requires that the two be intimately related in historically contingent, and logically tense, ways, Therein lies the particularly "Western" contribution". "

Mais en réalité, cette "contribution" occidentale est un mode de fonctionnement. Qui plus est, c'est probablement un mode de fonctionnement qui a fait son temps.


Références:

Peter Dear, "The intelligibility of nature : how science makes sense of the world", The University of Chicago Press (2008)
Peter Dear, "What is the history of science the history of", Isis, 96, pp.390-406

16 décembre, 2009

Les forces de l'ombre

Dans les premières décennies du XXe siècle, l'eugénisme est vu comme l'application triomphale de la science à des fins sociales. Certaines voix, très minoritaires, s'y opposent, tel le journaliste anglais G. K. Chesterton, qui a publié "Eugenics and other evils". Voici ce qu'en dit Wr. R. Inge en 1924:

" ... Professor Vallon mentions, without sympathy, the hysterical denunciations of Eugenics by Messrs. Belloc and Chesterton. We may wonder why these popular writers and journalists should wish to fill England with degererates. But they have a reason for their incoherent rage. They realize that Science, instead of confining itself to making bad smells in laboratories, is calmly preparing to lead a social and moral revolution, a revolution in which neither medieval casuistry nor Marxian class-war will count for anything at all. The great struggle of the future will be between Science and its enemies. I can see no reason why the Christian religion should be on the side of the powers of darkness."

Oui, la science, alors comme aujourd'hui, devait confronter les forces de l'ombre.

14 décembre, 2009

Qui sont les scientifiques?

Réponse évidente: les scientifiques sont ceux qui font de la science! Mais réponse circulaire aussi, puisque la science est ce que font les scientifiques... et ce dont ils parlent.

À vrai dire, étant donné la quasi anonymité dans laquelle on les maintient, il peut être difficile de déterminer qui peut être honoré de ce titre. Mais ils sont certainement plusieurs, car on dit la plupart du temps "les scientifiques". Parlent-ils tous en groupe, et d'une même voix? On pourrait croire que oui...

Bon, ne tournons plus autour du pot. On m'a déjà appelé "un scientifique". Et même un "chercheur scientifique", en tout cas c'était le nom de ma catégorie d'emploi pendant quelques années, telle qu'inscrite dans la convention collective. Je peux donc jusqu'à un certain point parler en connaissance de cause.

Lorsque j'ai débuté à cet emploi, une des premières choses que mon nouveau patron m'a dites était: "Il faut que tu publies, publies, publies... ". Comme il m'a rarement donné d'autres directives, on peut présumer que c'était là ma tâche principale. J'aurais pu m'atteler et publier un roman, mais je ne crois pas que ça aurait satisfait mon patron. Non, il voulait que je publie ce qu'on appelle des "articles scientifiques", c'est-à-dire des articles qui sont publiés dans des "revues scientifiques". Ça fait bien du "scientifique", mais ça ne nous aide pas à comprendre en quoi doivent consister les dits articles!

Par contre, on peut comprendre qu'un scientifique, c'est quelqu'un qui publie dans des revues scientifiques. En effet, n'entend-on pas souvent dire de quelque chose que ce n'est pas scientifique, puisque ça n'a pas été publié dans une revue scientifique?

Donc, en résumé, un scientifique est quelqu'un qui publie des articles dans des journaux scientifiques. Ce qui est dit dans ces articles (et indirectement par le scientifique) est donc... scientifique. C'est donc... de la science!

Les "oracles" des scientifiques sont donc publiés dans ces fameuses revues.

Mais qui décide de ce qui est publié dans ces revues? Je peux le dire, puisque j'ai déjà publié. Ce sont d'autres scientifiques qui décident. Je le sais parce qu'on m'a demandé à maintes reprises de décider si un de ces articles devait (ou non) être publié, et que j'étais un scientifique puisque j'y publiais moi-même des articles.

Donc: les scientifiques sont ceux qui publient des articles dans des revues scientifiques, lesquels articles sont acceptés (ou non) pour publication par d'autres scientifiques.

Tout ça pourrait avoir l'air d'un club fermé. En effet, si je n'étais pas (ou n'avais pas été) un scientifique, autrement dit si je n'avais jamais publié d'article dans une revue scientifique, comment pourrais-je réussir à y publier quelque chose? Les scientifiques qui jugent les articles pourraient me bloquer à tout jamais les portes du cénacle.

Cela voudrait dire que ce que je fais n'est pas de la science.

Pour revenir à mon cas, j'ai publié mon premier article alors que je faisais une maîtrise en physique. Publié, mais non sans mal, car le premier journal auquel il avait été soumis l'a promptement refusé. Pas de la science! Ce n'était heureusement pas l'avis des réviseurs du deuxième journal. Ainsi, ce qui n'était pas de la science est devenu de la science.

Au fil des années, j'ai publié plusieurs articles, mais certains n'ont jamais passé au travers des filets des réviseurs. Pas de la science!

Tout ce que je faisais durant toutes ces années, soit du travail de laboratoire, des calculs théoriques, des simulations informatiques, tout cela n'était pas "de la science". Seul comptait ce qui était publié dans les revues scientifiques.

C'est aussi arrivé que j'invente quelque chose, un procédé de fabrication pour certaines composantes à fibre optique. C'est arrivé alors que je travaillais pour ma propre compagnie. Ne voulant pas que mes concurrents connaissent mon procédé, je l'ai gardé secret et il n'a jamais été publié dans une revue. Ce n'est donc pas de la science. Bien sûr le procédé fonctionnait, et des milliers de dispositifs ont été fabriqués grâce à lui. Mais ce n'était pas de la science. Je ne suis pas sûr, alors, de ce que c'était.

Mais j'ai aussi eu connaissances de choses qui ont été publiés dans ces revues et qui, lorsqu'on tentait de les reproduire, ne fonctionnaient pas.  Ce qui était écrit était faux. Mais, comme c'était publié, c'était de la science.

C'est ainsi. La prochaine fois qu'on vous dira "science = vérité", n'en croyez rien. Science = ce qui est publié dans des revues scientifiques. C'est tout.

Par contre, la connaissance, elle, se trouve partout. Vraie, fausse, utile, inutile, il suffit de la chercher. Essayez, pour voir. Et lorsque vous la trouverez, faites-en bien ce que vous voulez.

13 décembre, 2009

Qu'est-ce que la science?

Cette "éternelle" question, j'aimerais la poser autrement. Car en posant la question : qu'est-ce que "la science?", on présume déjà de l'existence de "la science". Posons-nous donc la question: quelle est la définition couramment acceptée de "la science", dans l'esprit de la plupart des gens? Car cette expression "la science" est utilisée à tous les jours dans toutes sortes de circonstances, et je ne suis pas sûr qu'il y ait une définition précise et explicite de ce qu'on entend par là. Il y a cependant, de toute évidence, une définition implicite, sur laquelle locuteur et auditeur semblent s'entendre.

Examinons d'abord dans quel contexte l'expression "la science" est utilisée. Il semble que cette chose qu'on appelle "la science" soit traitée comme un être vivant. En effet, on dit "la science dit ceci ou cela", "la science nous montre ceci ou cela", "la science nous apprend ceci ou cela", "la science a fait des progrès", "la science est certaine de ceci ou cela". On dirait qu'il existe, quelque part, une personne qui parle, et qui nous dit des choses. De plus, il faut qu'on l'écoute, car ce que cette personne dit est, apparemment, vrai. On dit "la vérité scientifique".

À vrai dire, cette personne qu'on appelle la science parle beaucoup, mais on la voit peu, ou pas du tout. Moi, je ne l'ai jamais rencontrée. Mais on persiste à me relayer ses paroles. Je peux donc tenter de suivre la trace de ce relai, et peut-être arriver à la source.

La plupart des gens entendent parler de ce qu'a dit "la science" de la même façon qu'on entend parler de ce que disent, par exemple, les politiciens, c'est-à-dire via des journalistes,  ou à tout le moins des gens qui écrivent dans les journaux ou qui parlent à la radio et à la télévision. Dans le cas des politiciens, par contre, on peut la plupart du temps, avec nos médias d'information modernes, remonter à la source, et écouter ledit politicien ou ladite politicienne parler "pour de vrai". Ainsi, on peut être assez certain que Stephen Harper ou Jean Charest ou Barrack Obama a dit ceci ou cela. Curieusement, on ne dit jamais dans leur cas, "la politique" a dit ceci ou cela. "La politique" est étrangement silencieuse, et les politiciens de grands bavards. Tout le contraire de "la science". Cette dernière est très bavarde, même si on ne l'entend jamais parler directement. Mais il semble que ceux qui parlent en son nom n'aient pas besoin d'être identifiés, au contraire des politiciens. Ils sont le plus souvent anonymes. Je ne parle pas des journalistes "scientifiques". Eux, on les connaît bien. Mais derrière eux, à la source de toutes ces "vérités" que nous dit la science, il y a une cohorte de gens anonymes qu'on appelle "les scientifiques". Personne, semble-t-il, n'est vraiment intéressé à savoir qui ils sont. Après tout, ils ne parlent jamais en leur nom, mais au nom de "la science"!

Si on voulait faire une analogie, pour tenter de comprendre cette curieuse situation, la meilleure qui me vient à l'esprit est l'oracle de Delphes (ou n'importe quel autre oracle...). L'oracle lui-même ne parlait pas. Mais les prêtres et/ou prêtresses parlaient en son  nom. Et l'oracle, prétendait-on, disait la vérité. Ça se ressemble en diable!

On peut donc conclure, temporairement, que dans l'esprit de la plupart des gens qui utilisent l'expression familière "la science", cette dernière est une sorte d'oracle, un être surnaturel qui possède toutes les vérités, et qui nous les transmet, petit morceau par petit morceau, par la bouche des prêtres, pardon, des scientifiques.

Bien sûr, la plupart des gens aujourd'hui considèrent que l'oracle de Delphes était une fiction. Il n'y avait pas d'oracle. Il n'y avait que des prêtres et/ou prêtresses qui parlaient, non pas au nom de l'oracle, mais en leur nom propre, lequel nom est resté néanmoins anonyme.

Voilà donc ma première conclusion. La première partie de la réponse à la question "qu'est-ce que la science" est: "la science" est une fiction. N'écoutez pas les journalistes qui vous disent que "la science" a dit quelque chose. "La science" ne parle pas. Quand on vous dit cela, on parle plutôt des "scientifiques". Ce sont eux qui parlent.

Reste alors la question : "qui sont les scientifiques ?" La suite dans un prochain épisode...

09 décembre, 2009

Première neige à Tomifolia


Dérives de scientifiques

L'histoire de la théorie des plaques tectoniques est fascinante à plus d'un point de vue. Plusieurs ouvrages ont été écrits sur le sujet, et je crois en avoir lu la majorité.

Naomi Oreskes a écrit peut-être le meilleur compte-rendu de la première "phase" de cette histoire, c'est-à-dire la période où Alfred Wegener a proposé son hypothèse de la dérive des continents, jusqu'à sa mort en 1933, prélude à une longue éclipse jusqu'aux années 60, où la théorie est réapparue dans sa deuxième incarnation (tectonique des plaques).

Oreskes, qui est maintenant plus connue pour sa défense hystérique du "consensus" sur les changements climatiques, aurait pu tirer des leçons de ses propres recherches. Mais c'est là son problème. Toujours est-il qu'elle a elle-même démontré comment l'élite de la communauté géologique a délibéremment fait obstruction à la théorie de Wegener, à tel point qu'il est devenu impossible de publier sur le sujet après les années 30. La géologie a donc stagné pendant près de trente ans.

Mais revenons à Wegener, et à la réception qu'a subie sa théorie dans les années 20. Aucun historien n'a à ma connaissance souligné l'aspect dont je vais parler ici. Ce n'est qu'une théorie, mais je crois qu'il vaudrait la peine de la creuser.

Oreskes a clairement montré que l'opposition la plus féroce à Wegener est venue des géologues américains. Les Britanniques étaient curieux, et quelques-uns, dont Arthur Holmes, clairement sympathiques. Ce dernier proposa d'ailleurs coment un mécanisme de convection pouvait expliquer la dérive. Ailleurs en Europe aussi, la théorie n'a nulle part été aussi vilipendée qu'elle le fut aux États-Unis. Oreskes attribue ce fait à la "culture" méthodologique particulière des géologues américains, et à la façon dont ils approchaient la "preuve" scientifique. Je dois avouer que sa démonstration est très faible. Différents chercheurs abordent les problèmes de différentes façons, et il est difficile de voir comment tous auraient jugé que l'hypothèse de Wegener était irrecevable simplement sur un point méthodologique.

Mais il y a peut-être une autre explication. Pour cela, il faut se remettre dans le contexte des années 20 aux États-Unis. Or cette décennie a été clairement marquée par un autre débat scientifique, cette-fois sur le créationnisme. C'est dans les années 20  (précisément en 1925) qu'eut lieu le fameux procès de Scopes, suite à l'interdiction d'enseigner la théorie de Darwin au Tennessee.  Ce procès fut hautement médiatisé, et est devenu l'emblème du combat entre le "progressisme" de la science contre l' "obscurantisme" des fondamentalistes religieux. Un très bon site sur ce procès se trouve ici.

Or la géologie n'était pas si éloignée que l'on pense du Darwinisme. Darwin lui-même était géologue à ses heures, et l'acceptation de sa théorie dépendait en grande partie de l'estimation de l'âge de la Terre. Selon la Bible (ou en tout cas selon l'interprétation que certains en font), la Terre n'aurait que quelques milliers d'années. Mais dans les quarante années qui ont suivi la parution de "L'origine des espèces", le débat sur l'âge de la Terre a été très acrimonieux. William Thomson (Lord Kelvin) se basait sur sa propre théorie de la chaleur pour estimer un âge entre 20 et 40 millions d'années, ce qui était beaucoup trop court pour expliquer l'évolution des espèces selon la théorie de Darwin. Les géologues, sur la base de leur estimation du taux de dépôt des sédiments, croyaient que la Terre était beaucoup plus âgée, mais étaient tournés en ridicule par les physiciens (et particulièrement Thomson).

C'est Arthur Holmes (encore lui!) qui, utilisant la radioactivité pour la datation des pierres, démontra que la Terre pouvait effectivement avoir plusieurs milliards d'années. Holmes lui-même subit l'ignorance et l'opprobre de ses collègues avant que l'on accepte finalement ses résultats.

Cette victoire des géologues et des darwinistes semblait confirmer non seulement la théorie de la sélection naturelle, mais aussi une vue du passé qu'on appella l' "uniformitarisme", selon laquelle l'histoire géologique est un long fleuve tranquille. Ce courant allait à l'encontre de ce qu'on appelait le "catastrophisme", qui prônait l'existence de plusieurs catastrophes géologiques majeures dans le passé de la Terre. Or ce dernier courant était lui-même lié à ceux qui croyaient à la réalité des écritures bibliques, en particulier le récit du Déluge. Ainsi se construisit l'adéquation Darwin=Uniformitarisme, Religion=catastrophisme.

Or voilà que Wegener arrive avec sa théorie de la dérive des continents, l'exemple parfait (pour certains) du catastrophisme! Et cela au même moment où la théorie de l'évolution faisait l'objet d'un débat acrimonieux aux États-Unis, et d'un procès célèbre qui polarisait non seulement les scientifiques, mais toute la société.

Il y a là, d'après moi, l'explication la plus naturelle pour l'opposition souvent très féroce de plusieurs géologues américains, et même de la fondation Carnegie, qui à l'époque finançait la majorité de la recherche aux États-Unis. Cette même fondation supportait d'autre part toutes les recherches sur l'eugénisme, qui était à l'époque la principale "application" de la théorie de Darwin!

Accepter la théorie de Wegener, c'était, pour les géologues, donner des arguments aux catastrophistes!

Évidemment, en rétrospective, cette opposition était ridicule, puisque la théorie de Wegener ne remettait nullement en doute l'âge de la Terre, bien au contraire. Mais il reste qu'à cause de cette opposition, la communauté géologique fut forcée d'accepter une explication de certains faits géologiques qui était parfaitement intenable, même avec les connaissances de l'époque, et cela pour les trente années qui suivirent.

Ainsi, de nos jours, quiconque émet un doute sur le rôle du CO2 dans le réchauffement récent de la Terre est-il suspecté d'être à la solde de l'industrie pétrolière (qui, ironiquement, supportait la théorie de Wegener à l'époque!). Et une certaine élite scientifique se croit justifiée d'exclure et de vilipender certains points de vue qui vont à l'encontre de son idéologie (et de l'idéologie "progressiste" dominante).

Plus ça change, plus c'est pareil...

L'arrogance

L'économiste Thomas Palley dit, à propos de l'échec des économistes à prédire la présente crise:

"The failure was due to the sociology of the economics profession. This failure was a long time in the making and was the product of the profession becoming increasingly arrogant, narrow, and closed minded. One was compelled to adhere to the dominant ideological construction of economics or face exclusion. "

En traduction: "Cet échec est dû à la sociologie de la profession économique. L'échec se préparait de longue date, et vient de ce que la profession est devenue de plus en plus arrogante, fermée et étroite d'esprit. On devait adhérer à l'idéologie économique dominante ou faire face à l'exclusion."

Comment? Une communauté académique arrogante et étroite d'esprit, qui condamne les dissidents à l'exclusion?

Ça n'arriverait pas en climatologie, n'est-ce pas?

08 décembre, 2009

Sauver la planète!

Lorsque j'étais chercheur "scientifique", ma compétence était évaluée principalement sur un critère: le nombre de publications dans des revues avec comité de lecture. En retour, ce nombre de publications servait de base dans l'évalutation de mes demandes de subventions et fonds de recherche de toutes sortes. C'est un drôle de système au départ, puisque si on n'a pas beaucoup publié, on n'aura pas beaucoup d'argent, et si on n'a pas beaucoup d'argent, on peut difficilement faire des recherches, et on n'a rien à publier! C'est pour cela que ça prend un certain temps avant de devenir un chercheur "établi".

Lorsqu'on demande une subvention, il faut habituellement remplir un formulaire déjà tout formaté, et bien remplir toutes les sections. Un des critères importants pour justifier le financement des recherches est leur "utilité potentielle". Certains formulaires demandent même d'estimer leur impact économique!

Or à toutes fins pratiques, la plupart des recherches sont inutiles et n'ont aucun impact économique, si ce n'est leur coût, défrayé par les deniers des contribuables! La raison est que le but n'est pas vraiment de générer un impact économique, mais bien de générer des publications dans des revues scientifiques. Mais il faut jouer le jeu, car les cyniques ne sont jamais bien vus. Par exemple, dans mon cas, je prétendais que mes recherches pourraient améliorer les réseaux de communication par fibre optique. Évidemment, le fait que mes subventions représentaient une fraction minime de ce qu'une grosse compagnie comme Nortel dépensait annuellement pour améliorer ses réseaux, et que je n'aurais jamais les moyens de faire mieux qu'eux, tout ça ne comptait pas vraiment. Seule importait la mascarade de prétendre faire oeuvre utile. Le résultat, au bout du compte, dépendait de l'humeur du comité de subventions, et si on y avait ou non des amis, collègues, ou à tout le moins des sympathisants. C'est pour cela qu'il faut éviter de se faire des ennemis.

Si j'étais un climatologue aujourd'hui, et que j'avais à justifier l'importance de mes recherches, ce serait bien plus facile. Il s'agit de rien de moins que sauver la planète, et avec elle l'humanité toute entière. Point à la ligne, est-ce que j'ai besoin d'en rajouter? Si vous ne me donnez pas d'argent pour que je vous montre que nous courons à la catastrophe, la dite catastrophe arrivera inévitablement, et vous serez bien mal pris!

Or qui ne veut pas sauver la planète? Personne. Alors, finançons cette recherche. Elle nous dira donc exactement ce qui était prévu: nous courons à la catastrophe! Plus de fonds, s'il vous plaît, je veux sauver la planète encore une fois. Eh oui! Je le confirme: nous courons à la catastrophe. Mais pour bien le confirmer, je propose de former un groupe avec tous ceux qui prédisent la même catastrophe. Nous allons ensemble compiler le résultat de toutes nos recherches, et vous le redire encore: nous courons à la catastrophe. Nous pouvons même faire cette compilation à tous les quatre ans, juste pour être sûrs que c'est toujours vrai. Plus nous serons nombreux, plus ce sera vrai, c'est bien connu.

Bien sûr, ayant prédit la catastrophe, je serais un héros, et mon statut dans la communauté scientifique en grandirait d'autant. On me nommerait "scientifique de l'année" ou de la décennie, ou même du siècle! Qui sait, on me donnerait peut-être le Nobel! J'organiserais des conférences, je serais éditeur de revue, et je pourrais décider ce qui est publié et ce qui ne l'est pas. Évidemment, j'aurais un penchant pour les recherches qui vont dans le sens des miennes, puisque cela confirmerait mon statut de héros. Si jamais une recherche montrait que la catastrophe n'est pas imminente, que m'arriverait-il? Je plongerais dans l'abîsse de l'insignifiance scientifique. Finis les honneurs, les voyages, les grosses subventions.

Quant à moi, mes petits gizmos à la fibre optique se retrouvent maintenant dans des réseaux à travers le monde, fabriqués par une poignée de compagnies pour qui ils sont le pain et le beurre. Mais pas de place pour moi dans ce milieu de la recherche, et pour cause: je n'ai rien publié depuis dix ans, ayant délaissé ce monde artificiel pour tenter de prouver que je pouvais vraiment être d'une quelconque utilité. Je remplirais avec bonheur toutes ces petites cases des demandes de subventions, et particulièrement celle sur l'impact économique. Mais on me dit qu'il y a d'autres critères, un peu flous, et on me refuse la position.

Alors voilà, je me transforme en vieux bonobo bougon, et je me venge dans mon blogue!

07 décembre, 2009

Promenade

J'étais un peu en colère, car elle était retournée se coucher après le déjeûner, comme elle le fait souvent la fin de semaine, et dormait depuis bientôt trois heures. Elle m'avait promis que nous irions marcher ensemble, mais les journées sont courtes, et il était déjà une heure et demie. J'avais fait la vaisselle, lu tout ce que j'avais à lire sur internet, j'avais mangé, et je poireautais en attendant son réveil. J'ai donc décidé d'aller marcher tout seul. Bien fait pour elle. Je m'apprêtais à sortir lorsqu'elle est descendu. Voulant lui exprimer ma frustration, je me suis dépêché de partir vant qu'elle puisse me suivre.

Ce fut néanmoins une belle promenade. Suivant la piste cyclable qui longe la rivière, je me suis rendu jusqu'au pont. Puis j'ai pris à ma gauche le chemin qui remonte vers le haut plateau d'où la vue est magnifique. La dernière fois, je m'étais arrêté là où un terrain est à vendre, qui donne, selon l'affiche, sur la rivière. Curieux, je m'étais aventuré sur le chemin de terre qui y pénétrait. Quelle n'avait pas été ma surprise de découvrir au bout un promontoire donnant juste au-dessus de la chute, cette même chute dont j'ai découvert l'existence récemment. Mais cette fois-ci, je décidai de poursuivre sur le chemin principal. Celui-ci tournait vers la droite un peu plus loin , et là se trouvait un cimetière. Mais à gauche un autre chemin de terre débouchait sur la route, vraisemblablement une piste de motoneige et de quatre-roues. Sans hésiter je m'y engageai. La piste descendait rapidement dans la forêt, et je me suis dit qu'elle ne pouvait que déboucher sur la rivière. Au bout d'un moment, j'ai soudain reconnu le paysage. J'étais sur un chemin que j'avais déjà pris, mais de son autre extrémité, un peu au nord de la maison, là où un autre pont traverse la rivière. Je ne m'étais alors pas rendu très loin. Ainsi, aujourd'hui, je bouclais la boucle, ajoutant à ma connaissance de mon petit territoire. Du pont, l'on remonte entre les carrières et les ateliers de granite, et l'on débouche sur la rue principale, à peine à un demi-kilomètre de la maison.

À mon retour, elle n'était pas là. Je suis allé m'étendre un peu. Lorsqu'elle revint, je l'entendis s'activer en bas, mais je ne descendis pas. Puis elle monta elle-même, m'offrant de descendre prendre le thé. Sur la table, elle avait installé la planche de scrabble, et pour accompagner le thé elle avait servi ces merveilleuses pâtisseries aux amandes, toutes fraîches, qu'elle venait d'aller quérir à notre boulangerie locale. Il y avait des années que nous avions joué au scrabble. C'est un jeu qui a agrémenté bien des soirées dans les premiers temps où nous habitions ensemble, quand nous montions au café Carcajou de la rue St-Jean à Québec. Je gagnais presqu'à tout coup. Et cette fois-ci encore, j'étais en bonne voie de l'emporter. À la fin cependant, il me restait un Z, que je n'avais pas réussi à placer. Il ne lui restait qu'un G, lorsqu'elle découvrit qu'elle pouvait le placer entre deux O placés en diagonale, formant ainsi le mot GO non seulement une, mais deux fois! Ces points ajoutés, et les dix points de mon Z soustrait, elle arracha la victoire in extremis, telle un équipe de football montréalaise!

Pas de rancoeur, pas de rancune. Comment ne pas l'aimer.

Deux ans

Deux ans d'interruption.

Surpris que le blogue soit malgré tout toujours là!

Relisant ces anciens messages, je suis même surpris qu'un temps si long se soit écoulé. Beaucoup de ces messages portent sur le langage, et j'avoue ne pas avoir poursuivi cet intérêt avec autant d'assiduité depuis deux ans. Ça va et ça vient.

Mais la vie de Kanzi a pris un tout autre tournant il y a six mois. Il a quitté la ville et s'est installé dans un domaine champêtre. De sa fenêtre, il contemple à tous les jours une rivière magnifique. Cela lui apporte une certaine paix intérieure. Il essaie néanmoins désespéremment de compléter la rédaction d'un ouvrage, mais cela semble une tâche au-dessus de ses moyens. Alors, il a décidé aujourd'hui qu'écrire un blogue était peut-être une option plus facile, et lui permettrait d'échapper (virtuellement) à une solitude qui est quelquefois pesante (mais pas toujours).

J'aurais voulu recommencer à zéro, car mon souvenir du blogue était qu'il était plutôt médiocre. Mais le relisant, je l'ai trouvé néanmoins passable. La paresse aidant, il m'a semblé plus facile de le continuer tel quel. J'ai néanmoins supprimé quelques messages sans intérêt.

Le blogue demeurera volontairement simple, sans les gadgets qu'on retrouve ailleurs. Le contenu variera comme avant au fil des mes explorations intellectuelles.

En espérant qu'une écriture plus régulière finisse par attirer quelques lecteurs!

26 novembre, 2007

L'explication expliquée

Dans un texte précédent, il y a de cela plusieurs lustres, j’illustrais avec un dialogue un peu naïf l’activité humaine qui consiste à « expliquer » un phénomène à quelqu’un d’autre. Ce que je cherchais à démontrer alors, c’est que l’explication est un des modes d’utilisation du langage. En fait, c’est de la « transmission » d’une explication dont il s’agit. Ceux qui étudient le langage sont depuis toujours obsédés par son usage dans la transmission d’ « information ». Le problème que j’ai avec cette idée, c’est que la notion même d’information est très vague. De quelle information s’agit-il?

Revenons donc à l’explication. S’il s’agit ici d’information, c’est un type d’information très spécifique. Ce n’est pas, par exemple, une observation. On ne dit pas : "j’ai vu des antilopes à trois kilomètres d’ici", ou "j’ai trouvé des bleuets derrière le boisé". On dira, par contre, "les antilopes se rassemblent autour de tout point d’eau, tôt le matin, parce qu’elles ont soif". Le « parce que » est important, mais aussi le fait qu’il s’agit ici d’une généralisation de plusieurs observations. Littéralement, on parle de « science ». Car qu’est la science, sinon la découverte de généralisations, de lois, de principes. Bien sûr, la science débute par des observations. Puis vient la classification, qui est déjà un effort de généralisation, puisqu’on crée des classes, des genres, des espèces. Mais le vrai pouvoir de la science survient lorsqu’on relie ces classes, ou ces phénomènes observés, par un système logique.

Tout cela semble évident, et ce l’est. Ce l’est tellement qu’on oublie d’y voir une activité fondamentale, et de se poser les questions qui s’ensuivent. Voici : la science, le langage seraient des activités typiquement « humaines »? Mais la vraie question est, d’où viennent-elles, comment ont-elles évolué?

Revenons, encore, à l’explication. Et à la science. Plusieurs scientifiques se sont exprimés sur le sentiment d’euphorie ressenti lorsqu’ils font une découverte. Ce sentiment, on le ressent lorsqu’on « comprend » quelque chose. Les scientifiques ne sont pas les seuls à en faire l’expérience. C’est quelque chose que tout un chacun peut vivre dans la vie de tous les jours. Le scientifique recherche activement ce sentiment, presque comme une drogue, en tout cas une obsession. C’est quelque chose de très physique. Le mot est lancé!

Car s’il s’agit d’une sensation physique, ou à tout le moins physiologique, elle implique forcément un mécanisme physique lui aussi. On n’est plus dans le domaine de la connaissance abstraite, plutôt dans celui de la cognition, et de la neurologie. Il y a sûrement des hormones quelque part!

Alors postulons donc que le sentiment d’euphorie qui vient de la compréhension d’un phénomène ait une origine évolutive. Posons la question importante : quel est l’avantage évolutif qui aurait contribué à son apparition. Ça fait un bout de temps que je m’interroge sur cette question, mais ce n’est que la nuit dernière que la réponse m’est soudainement apparue (d’où une sensation d’euphorie…). Pour le cerveau, le fait de généraliser des phénomènes, et d’établir des relations de cause à effet, permet une économie substantielle de ressources cognitives! En effet, le cerveau peut accumuler un tas de faits disparates, issus de l’expérience de tous les jours. Mais tout cela prend bien de l’espace mémoire. Si on veut se fier à nos expériences passées pour guider nos actions futures, on peut soit se fier à un tas de ces faits disparates, sans lien apparents, et agir de façon purement empirique. Ou alors généraliser, et libérer l’espace mémoire en ramenant une série d’expériences à une « loi » générale. De toute évidence, la généralisation procure un avantage indéniable.

Du coup, on réalise qu’il ne s’agit pas là d’une activité exclusive à l’humain. Les cerveaux de toutes les créatures « supérieures » est une machine à généraliser, plus ou moins efficace. Le cerveau humain, plus gros, a une capacité encore plus grande.

Et c’est là que le langage intervient. Le langage, on l’a vu, permet de transmettre l’explication. Cela décuple le pouvoir cognitif. Car au lieu d’avoir à accumuler soi-même un nombre d’expériences permettant la généralisation à une loi, on peut bénéficier de l’expérience des autres, et obtenir « gratuitement » la loi générale.

Mais attention : peut-être pas si gratuitement! La connaissance est une denrée qui possède une valeur certaine. On ne la donnera pas au premier venu sans obtenir quelque chose en échange.

02 février, 2007

La confiance

Je réfléchis là-dessus déjà depuis plusieurs jours, mais j'attendais d'atteindre un peu de profondeur avant de me lancer.

Ma réflexion sur la confiance vient de mon étude de la pratique scientifique, mais j'ai réalisé qu'elle s'étend à toute activité humaine. En fait, la confiance est un des traits caractéristiques des sociétés humaines, et comme la plupart des traits, on peut le retracer chez nos ancêtres et nos cousins, proches et lointains. Il me resterait à chercher ce qui a été fait et dit à ce sujet chez les neuro-physiologistes, car c'est définitivement un mécanisme cognitif qui en est à l'origine.

La plupart des animaux sont méfiants, principalement ceux qui sont le plus à la merci des prédateurs. Il n'est pas difficile d'imaginer l'avantage évolutif de la méfiance! Par contre, on note que chez les espèces n'ayant pas de prédateur naturel, par exemple beaucoup d'espèces ayant évolué depuis longtemps sur des îles isolées, où encore les petits marsupiaux australiens, où il n'y a pas eu pendant longtemps de prédateur carnassier, la méfiance est bien moindre. Cela les mets évidemment en grand danger si un tel prédateur apparait soudainement.
Cela dit, un animal qui est en principe méfiant de tout ce qui bouge n'aura déjà pas la même attitude envers ses congénères. Il le faut bien, si ce n'est que pour la reproduction. De plus, comme il n'y a a priori que peu d'avantages pour un animal de s'attaquer à un membre de son espèce, et beaucoup de désavantages s'il le fait, on comprend que la confiance entre congénères ait pu évoluer.

Mais tous les animaux ne sont pas "sociaux". La socialité est une stratégie comme une autre, et elle est utilisée de diverses façons. Chez les animaux qui se forment en troupeau, la socialité sert surtout à la protection contre les prédateurs, une protection qui est purement l'effet du grand nombre. Chez ces espèces, on n'élimine pas les pertes aux mains des prédateurs, mais on s'assure que ce soient nécessairement les plus faibles qui écopent: un guépard qui attaque un troupeau d'antilopes attrapera forcément la moins rapide. Ainsi, il n'y a que très peu de hiérarchie chez ces animaux, et peu de coopération comme telle. Le troupeau se comporte... comme un troupeau.

Par contre, la socialité peut aussi être une stratégie pour augmenter l'efficacité de la prédation, comme chez les loups. La chasse en groupe est plus efficace. Et comme le partage du produit de la chasse est un élément important de la dynamique du groupe, une hiérarchie de pouvoir se forme naturellement.

Les primates sont quelque part entre les deux. Ils se regroupent autant pour la protection que pour la chasse et la cueillette. Il semble bien que la chasse en groupe, par exemple chez les chimpanzés puisque c'est surtout là qu'on l'observe, soit un sous-produit de la vie en groupe, et non sa cause première. Je ne saurais pas dire quelle serait alors la part de la stratégie de "protection" par rapport à celle de la cueillette en groupe. Dans ce dernier cas, certains arguent que comme les sources de nourriture sont difficiles à trouver, mais abondantes une fois qu'on les a trouvées, la coopération est payante: je te dis où j'ai trouvé les meilleurs fruits, et si tu en trouves tu me le dis aussi. On voit tout de suite à quel point un tel mode de vie peut favoriser l'émergence de formes de communication plus sophistiquées.

Et on voit aussi comment la confiance devient un élément crucial de la vie en groupe. Du moment que la communication entre individus apparaît, que ce soit pour la recherche de nourriture ou pour la protection, la "crédibilité" du messager est de la plus grande importance. De Waals a bien montré aussi comment les chimpanzés sont capables de "mentir". Est-ce que le mensonge apparaît concuremment avec toute forme de communication? Bonne question! Peut-on postuler la loi suivante: "hiérarchie sociale" + "communication" => luttes de pouvoir => apparition du mensonge ?

Et tout ça se poursuit avec l'apparition du langage. Une des principales utilités du langage est de pouvoir communiquer de l'information entre individus sur quelque chose qui "n'est pas là". Par exemple: "J'ai vu un gros lion derrière le buisson". La vision du lion est quelque chose que le messager a expérimenté directement. Mais le récepteur de l'information, lui, n'a pas fait cette expérience. Lorsqu'il reçoit le message, c'est "comme si" il l'avait vécue lui-même. C'est une expérience virtuelle, qui peut s'inscrire dans son cerveau de la même façon qu'une expérience réelle. On peut bien voir l'avantage évolutif énorme que cela confère: l'expérience vécue par un individu, qui lui permet en temps normal d'apprendre à se protéger et à mieux se nourrir, est surmultipliée par les expériences de tous ses congénères qui lui a été transmise!
Mais il y a un hic: si le message est faux, intentionnellement ou non, cet avantage se transforme rapidement en handicap! Dépenser beaucoup d'énergie pour aller chercher une nourriture sur la base d'une fausse information est très peu rentable. D'où l'importance du "lien de confiance" entre le messager et le récepteur. Dans le contexte social où la lutte de pouvoir est constante, chaque individu, face à un message, doit faire un choix entre "confiance" et "méfiance". Je te crois ou je ne te crois pas.

Quelle est la conséquence directe de cet état de fait? L'apparition de stratégies rhétoriques! Le messager veut absolument que son message soit cru. Ce n'est pas suffisant de "dire" quelque chose. Il faut s'assurer que ce soit "crédible".

La lutte pour la "crédibilité" est une des clés de la vie sociale humaine. De la vie quotidienne aux grands débats politiques, notre comportement face à tout ce que nous "entendons" dépend de ce que l'on considère comme crédible ou non.

Et la science là dedans? Même chose! On dit que la science est basée sur des faits. Mais un scientifique n'a jamais fait l'expérience de tous les "faits". Il doit "croire" ses collègues. Bien sûr, il peut répéter les expériences, mais c'est hors de portée de tout être humain de reproduire toutes les expériences scientifiques qui ont été faites depuis le début des temps! C'est pour cela qu'un scientifique qui publie ses résultats doit également utiliser des stratégies rhétoriques pour assurer sa crédibilité.

Les fameuses "faussetés logiques" (logical fallacies) sont un bel exemple de ces stratégies. Il est étonnant qu'elles soient si efficaces même si on sait objectivement que ce ne sont que des procédés sournois.

Une des raisons pour laquelle je réfléchis à cette question est la parution du rapport du "Groupe Intergouvernemental d'Experts sur l'évolution du climat", le GIEC. C'est assez fantastique de voir que toute cette question des changements climatiques tourne autour de ce simple fait: croyez-vous ou non les scientifiques? Le message qui est transmis est essentiellement: vous devriez les croire parce que ce sont des scientifiques. Inutile d'examiner les faits et les preuves. La crédibilité des scientifiques est suffisante. Et même si ce message est essentiellement transmis par des activistes, les scientifiques eux-mêmes ne s'y objecteront certainement pas! En effet, ils veulent garder cette crédibilité, car elle est essentielle à leur statut social! L'autre aspect de la stratégie est bien sûr de miner la crédibilité de tout opposant, en l'associant à des intérêts particuliers.

J'en aurais bien plus long à dire à ce sujet, mais ce sera pour une autre fois...

08 janvier, 2007

Les sciences sociales et les "valeurs"

Rebonjour humanité! Voici mon premier message depuis le 12 décembre 2005, soit plus d'un an (sauf pour placer un graphique utilisé pour un autre blogue).

Cette année en fut une pour moi de transition. J'étais donc dans un cocon (ça arrive même aux bonobos...). Il semble qu'il soit temps d'en sortir. Je resalue donc tous ceux qui ne me lisent pas, c'est-à-dire l'Humanité toute entière. J'ai appris ce matin que nous serons bientôt cent millions de blogueurs. Comme dirait Daniel Bélanger: cent millions, çà fait beaucoup!

Beaucoup de lecture durant cette année (quoi faire d'autre dans un cocon?). "Beaucoup" est un euphémisme, car c'est plutôt à une orgie de lecture que je me suis livré. Tout cela pour nourrir un projet de livre qui reste à compléter. J'ai appris beaucoup, même si je reste un peu confus quant au thème principal du fameux bouquin, soit de donner une image de la pratique de la science aujourd'hui. On en reparlera, et même sans en reparler directement, toutes ces idées que je brasse viendront colorer mes chroniques futures.

Mais pour aujourd'hui, je voudrais reprendre le collier avec un commentaire sur un livre que je suis en train de lire, dans le cadre d'un cours d'initiation à la science de la communication (prendre des cours est une autre façon d'occuper mon "cocooning"). Le livre s'intitule "La communication modélisée", et porte, vous l'aurez deviné, sur la modélisation de la communication. On parle ici de communication entre êtres humains, et non pas de transmission par fibre optique (ce qui me serait déjà plus familier!).

Je ne suis pas un habitué des sciences "humaines", de par ma formation de physicien. J'ai bien sûr suivi dans le passé quelques cours d'histoire, sociologie et philosophie des sciences, car c'est un sujet qui me tient à coeur. Il s'agit donc ici de ma première véritable incursion dans le domaine. Mon observation portera donc sur la façon dont ceux qui pratiquent cette discipline (l'étude des communications) tentent à la fois d'en faire une science, en adhérant à des critères et à une méthodologie perçue comme "scientifique", mais ne peuvent éviter de retomber dans une pratique qui relève plus de la rhétorique, basée sur la discussion et l'argumentation, plutôt que sur la construction de shémas explicatifs basés, et confirmés par des observations rigoureuses.

Voici ce qui me porte à faire cette observation. Dans le chapitre d'introduction, on discute des "fondements scientifiques" des modèles. Selon l'auteur, trois principes fondent l'élaboration d'un modèle: les principe d'objectivité, d'intelligibilité, et de rationalité. Attardons-nous au principe d'objectivité, décrit comme suit:

"Le principe d'objectivité spécifie que ce qui constitue la réalité ne correspond pas nécessairement à la manière dont nous la percevons."


Voilà bien une des bases de l'approche scientifique: qu'un examen attentif des faits permet d'élaborer des modèles explicatifs qui sont meilleurs que ce que nous permet une simple connaissance "intuitive", basée sur une observation superficielle. Pas que la connaissance intuitive soit nécessairement mauvaise: l'humanité s'est développés avec elle pendant des centaines de milliers d'années. Ce "modèle du monde" nous a permis de survivre et prospérer en tant qu'espèce, et est en partie un héritage de nos ancêtres dans la chaine de l'évolution. Jusqu'à un certain point, il est inscrit dans notre cerveau dès notre naissance.

Mais une des découvertes de l'humanité est qu'il y a moyen d'aller plus loin. En observant le monde de manière rigoureuse (ce concept reste à préciser...), on découvre que le modèle intuitif ne correspond souvent pas à l'observation. Par exemple, le soleil était perçu depuis toujours comme une boule de feu d'intensité uniforme sur sa surface (principalement parce qu'il est si brillant que nos récepteurs visuels sont complètement saturés et ne peuvent distinguer de variation d'intensité). Cela a contribué à forger une vision du monde où les corps célestes étaient considérés comme "parfaits", vision qui avait cours chez les lettrés européens au XVIIème siècle. Or Galilée, lorsqu'il fit ses premières observations avec un télescope, nota que le soleil était plutôt parcouru par des "taches" sombres. Cette découverte montre bien que "la réalité ne correspond pas nécessairement à la manière dont nous la percevons". Mais au delà de ce simple constat, la découverte de Galilée contribuait à remettre en question la vision du monde qui avait cours alors. D'autres observations allaient dans le même sens : les cratères sur la Lune, les satellites de Jupiter, etc.

Galilée aurait très bien pu rejeter ces observations du revers de la main, et les attribuer à un artefact de son nouvel instrument. Il aurait d'autant plus pu le faire s'il avait été fortement attaché à la vision du monde qui niait l'existence de ces taches. De fait, il aurait pu ne pas rapporter du tout ses observations, et laisser le reste du monde dans l'ignorance. Pour accepter la réalité de son observation, il fallait d'abord qu'il fasse abstraction de ce qu'il aurait voulu voir. C'est là, selon moi, l'essence même du critère d'objectivité.

L'objectivité, en effect, est une des vertus cardinales d'un bon scientifique. Une bonne observation demande que l'on "suspende ses croyances", mais également ses "incroyances". On parle en anglais de "suspended disbelief". Mais cette vertu n'est malheureusement pas toujours pratiquée avec ferveur! On ne compte plus les exemples dans l'histoire des sciences où les valeurs et les croyances d'un scientifique ont influencé son choix d'une théorie plutôt qu'une autre. Quelquefois le résultat est bon, d'autres fois il est désastreux! Je reviendrai là dessus peut-être car c'est un sujet complexe qui est au coeur de mon ouvrage. Disons néanmoins qu'il y a plusieurs raisons qui font que même si Galilée avait refusé de "croire" en ses taches solaires, cela aurait été inutile. La principale raison étant que quelqu'un d'autre les aurait découvertes, mais ça c'est une autre histoire!

Mais revenons au critère d'objectivité. Sa principale utilité est de nous forcer à accepter un modèle qui décrit mieux les observations et fait de meilleures prédictions, même si ce modèle va à l'encontre de nos croyances et valeurs. Autrement dit, il vaut mieux accepter de réviser nos croyances et nos valeurs plutôt que de se priver d'une meilleure connaissance du monde.

Jusque là tout va bien. Sauf que plus loin dans le même chapitre, on discute des critères que doit satisfaire un modèle. Le dernier critère proposé est le "critère de justice". Voici ce que dit l'auteur:

"Les modèles ne sont pas neutres. Ils fondent bien souvent notre perception du monde et conditionnent nos manières d'agir et nos comportements. Ils devraient toujours contribuer à l'édification d'un monde meilleur et non participer à sa dégradation."


Plus loin:

"Un modèle peut être exact et beau, mais avoir des conséquences injustes lorsqu'il est utilisé sans discernement et sans considération des mythes sociaux qui orientent les comportements. Ceux qui concoivent des modèles doivent donc toujours être conscients des conséquences que peuvent avoir l'utilisation de leurs modèles. (...) Deux modèles rigoureusement eacts peuvent avoir des conséquences radicalement opposées quant aux décisions prises par ceux qui s'en servent pour déterminer, par exemple, les orientations futures d'une société."


En quelques phrases, l'auteur vient donc de jeter à la poubelle son critère d'objectivité! En effet, il prône rien moins que l'adoption d'un modèle qui correspond mieux à nos valeurs! Pas étonnant, ensuite, que les sciences dites "humaines" souffrent d'un problème (sinon d'un complexe) de crédibilité!

Un des problèmes est que l'auteur confond le modèle et l'usage qui en est fait. Il s'agit là d'une confusion fréquente. De tout temps, la connaissance a été suspecte car elle peut mener à des utilisations abusives. Les exemples abondent: l'énergie nucléaire, le clonage, etc. etc. Et pourtant l'histoire montre bien que la connaissance est toujours supérieure à l'absence de connaissance pour le bien être général de notre espèce.

De rejeter d'emblée un modèle du monde qui va à l'encontre de nos valeurs (si nobles soient-elles!) a comme conséquence directe de nous empêcher de confronter ces mêmes valeurs, et leur bien-fondé. Dans ce cas-ci, la justice est peut-être une valeur humaine importante, mais comment la définit-on au juste? C'est bien beau parler de "mythes sociaux qui orientent les comportements", mais qui détermine ce que sont ces mythes sociaux? Notre vision de ce qui est juste est-elle un "mythe social"?

D'un seul coup, l'auteur nous fait retomber dans la vision des sociologues du défunt "programme fort", selon laquelle la connaissance scientifique n'est elle-même qu'un mythe social!

Pour cette raison, je trouve que jusqu'à maintenant, ce que j'ai lu dans ce livre sur les diverses théories de la communication ne m'a pas fortement impressionné. En se donnant comme contrainte que les modèles doivent être conformes à nos valeurs sociales, il me semble que les chercheurs dans cette discipline s'empêchent d'approfondir leur sujet jusqu'à pouvoir élaborer des modèles explicatifs qui soient vraiment objectifs.

En particulier, je suis frappé par la prévalence de la notion de "feuille blanche", c'est-à-dire le "blank slate" de Steven Pinker. On tente de décrire la communication entre êtres humains comme si il s'agissait d'une activité, et d'une invention, purement "humaine", et qualitativement distincte de ce qu'on retrouve dans le reste du règne animal, et plus particulièrement chez nos cousins primates. Entre autres, la notion de la communication comme "transfert d'information" me semble totalement simpliste. On évacue, par exemple, toute implication des émotions, alors que les émotions sont à la base de la communication, particulièrement au niveau neuro-cognitif. Tout passe par l'hypo-thalamus! Comment peut-on ignorer ce fait et prétendre être un scientifique de la communication?

Dans l'étude de la communication entre êtres humains, comme dans l'étude de la psychologie, et ultimement de la sociologie, je ne crois pas qu'on puisse faire de progrès notable sans tenir compte à la fois de l'aspect évolutioniste, et de l'aspect neuro-cognitif. Peut-être que j'ai un point de vue un peu trop réductioniste? Non, car je crois qu'en passant au niveau de la psychologie, on découvre des "propriétés émergentes" qui n'apparaissent pas en restant au niveau de la biologie. Mais cela ne veut pas dire qu'on peut "deviner" ces propriétés émergentes en faisant abstraction des niveaux sous-jacents!

Tout ça augure peut-être mal pour quelqu'un qui entreprend un programme d'études dans ce domaine! Mais au contraire, cela me permettra peut-être d'approfondir ma pensée, et de mieux connaître une approche différente qui n'a sûrement pas que des défauts!

12 décembre, 2005

Le Kanzi de la semaine


Le Kanzi de la semaine! Posted by Picasa

Cette photo vient du site du "Great Ape Trust of Iowa". N'hésitez pas à les aider!

11 décembre, 2005

Lectures chinoises

On en parle beaucoup, mais qu'est-ce qu'on en connaît? J'ai connu beaucoup de Chinois au cours des vingt-cinq dernières années, des étudiants, des chercheurs, des gens d'affaires. J'ai toujours été frappé par leur attitude à la fois humble et confiante devant la vie, que je trouve en général très sympathique. J'ai réalisé que j'en savais très peu sur leur pays et son histoire. J'ai donc décidé de m'y mettre sérieusement.

Jusqu'à maintenant, j'ai lu:

China's Golden Age: Everyday life in the Tang Dynasty, par Charles D. Benn : Un compte rendu détaillé de la vie quotidienne en Chine à l'époque des Tang (618-907).

Le monde chinois, de Jacques Gernet : La totale: non seulement l'histoire, mais aussi la culture, le mode de vie, la technologie, de l'Antiquité à nos jours.

Mille ans de soucis et soudain le printemps, de Brigitte Duzan : Quel livre touchant! C'est l'histoire (vraie) d'une famille typique (ou peut-être pas si typique) dans un petit village chinois durant les cinquante dernières années.

Souvenirs rêvés de Tao'an, de Dai Zhang : Écrit au XVIIe siècle par un lettré retiré qui se remémore des épisodes de sa vie, relatés dans une prose poétique sereine et mélancolique. Qui après ne voudrait pas voir le lac de l'Ouest!

Anthologie de nouvelles chinoises contemporaines, compilées par Annie Curien : Plusieurs nouvelles écrites pour la plupart dans les années 80, des années charnières où la Chine commence à s'ouvrir.

La route de la soie, de Luce Boulnois : Celui-ci ne porte pas seulement sur la Chine, mais raconte de belle façon l'histoire de cette route mythique sur deux millénaires. La mondialisation avant le temps!

J'ai également lu un recueil d'histoires populaires de l'époque des Song dont j'ai perdu le titre, et pour couronner le tout, le magnifique roman Au bord de l'eau (Shui-Hu Zhuan) que je viens de terminer (2500 pages bien tassées!). Tous les chinois ont lu le "Shui Hu", qui raconte les péripéties d'une bande de 108 brigands qui ont pour devise "Loyauté et Justice", et qui combattent la corruption de l'empire. Basé sur des récits propagés par les conteurs publics depuis le XIIIe siècle, il a paru dans ses versions définitives au XVIe siècle (je dis "les" versions car il y en a plus qu'une, même si elles sont toutes considérées comme "définitives"). Vous en apprendrez plus sur Wikipedia.

Mais on ne s'arrête pas en si bonne voie! J'ai entrepris "Jan Wong's China": un récit de l'ex-correspondante du Globe and Mail en Chine, Jan Wong, écrit en 1999. Je lirai ensuite "Un Jésuite à Pékin", les mémoires de Louis Leconte, envoyé en Chine par Louis XIV, qui y est resté de 1687 à 1692.

Si certains s'inquiètent pour mon budget (surtout en ma qualité de chômeur!...), la plupart de ces livres sont empruntés à la Bibliothèque Nationale du Québec. Kanzi est plein de ressources!

La nature sociale de la connaissance

Voici une citation tirée d'un intéressant article de Louise Barrett de l'Université de Liverpool (du même groupe que Robin Dunbar, "Evolutionary psychology and beharioural ecology"):

"Perhaps our greatest opportunistic and prosocial innovation as group-living animals has been to distribute our cognition to an unprecedented level by storing essential information in other minds, instead merely of our own. Wegner et al. (1991), for example, have shown how couples in long-term relationships tend to take responsibility for particular kinds of knowledge (he programmes the video; she deals with the mortgage) in a manner that increases their efficiency as a unit. Wegner (1986) argues persuasively for the ubiquity of this kind of ‘transactive memory’ in all walks of human life, from intimate relations to large organizations (see also Surowiecki 2004). Wilson et al. (2004), takinan explicit evolutionary perspective, have similarly shown the value of ‘thinking as a group’. Distributing our cognition into other minds and calling on this knowledge as part of highly cooperative endeavours seems to be the key to human culture (Richerson & Boyd 2005). Looking for its roots in the cooperative behaviour and distributed and embodied cognition of our primate cousins would now be a natural direction for the social intelligence hypothesis to take."

Je reviens à mon dialogue: est-ce qu'on n'y voit pas comment il sert justement à "distribuer" la connaissance, plutôt qu'à simplement la "transmettre" (je sais, la différence est plutôt subtile...) ? En particulier, le "savoir" technologique prend toute sa force quand il est distribué. Question: est-ce que le langage, qui aurait pu évoluer d'abord pour faciliter les interactions sociales, aurait ensuite pu trouver une application nouvelle dans le partage de connaissances techniques?

10 décembre, 2005


Kanzi Posted by Picasa

09 décembre, 2005

Les théories gestuelles du langage

J'ai terminé cette entrée ce matin, mais comme je l'avais commencée il y a quelques jours, elle apparaît à la date où j'ai fait le premier brouillon.

08 décembre, 2005

Out of Africa : du nouveau

De nouveaux résultats sur l'analyse génétique des mouvements de population chez les humains, faite par Alan Templeton de Washington University, et rapportés par Carl Zimmer sur "The Loom".

Tu tires ou tu pointes?

Je lisais un article de Michael Tomasello et Klaus Zuberbühler intitulé "Primate Vocal and Gestural Communication" (quelque chose déniché sur Internet mais je ne pourrais pas dire où!), et j'ai été surpris de l'affirmation suivante:

"Virtually no ape gestures are referential in the sense that they indicate an external entity (e.g., there is no pointing in the human fashion); they mostly concern the dyadic interactions among group mates."

Tomasello est tout de même un expert dans le domaine, mais il me semblait quand même avoir lu ailleurs que des gestes de pointage, ou à tout le moins l'équivalent, avaient été observés chez les primates. Le pointage, en ce qu'il signifie une interaction qu'on dirait "triadique" plutôt que "diadique", fait qu'un individu informe un second individu de la présence d'un troisième objet ou individu. Il implique la présence d'une "théorie de l'esprit", puisqu'on doit comprendre que l'autre individu ne possède pas l'information qu'on veut lui transmettre, mais qu'il la possédera une fois qu'on lui aura communiquée.

J'ai donc fait un petit Google, et j'ai trouvé rapidement un très bon article de Frans de Waal qui cite plusieurs observations de pointage (ou d'équivalent gestuel, car comme il dit tous les animaux n'ont pas de bras ou de doigts, par exemple les dauphins...). De Waal en profite pour lancer des pointes:

"...defenders of human uniqueness have surrounded pointing with heavy theoretical artillery, designed to keep other creatures at bay"

et:

"...caretakers (at the zoo) generally have a higher opinion of apes' mental abilities than most of the philosophers and psychologists who have written on the subject -- few of whom have ever studied apes themselves"

Dans un autre article de Jacques Vauclair, un autre spécialiste, j'ai trouvé ceci à propos de la nature "déclarative" du langage chez l'humain:

"Declaratives ...can be words or gestures, and they function not primarily to obtain a result in the physical world, but to direct another individual's attention (its mental state) to an object or event, as an end in itself. Thus, a human toddler might say "Plane!" apparently to mean "It's a plane!" or "Look, a plane," and so on. In such cases, the child communicates simply to share interest in something that he or she sees, that this object is a plane, and that the child has identified it and finally that he or she wants the partner to look at it.”

Je dois avouer que je suis médusé par l'affirmation que d'attirer l'attention est "une fin en soi", qui me semble très simpliste. Dans l'exemple donné, on peut se questionner sur pourquoi un enfant pointera vers un avion en particulier, et non pas vers n'importe quel autre objet qu'il voit à ce moment là. La vue de l'avion, il me semble, déclenche une émotion chez l'enfant, soit une excitation ou une curiosité. Car la présence de l'avion ne constitue pas en soi une information qui soit d'une quelconque utilité. Je me demande donc si le but de la communication n'est pas de partager une émotion plutôt qu'une information. Et je dis bien partager, et non pas communiquer. Si, comme je l'ai fait dans mon dialogue d'hier, on imagine la suite du dialogue, on peut imaginer le parent qui répond en s'exclamant: "Oui! Il est gros!", ce qui précise l'émotion, et communique que celle-ci est partagée. On est vraiment dans la "danse dynamique" de Barbara King! La signification du dialogue émerge dans l'interaction des deux participants plutôt que simplement dans le message qu'un participant veut envoyer à l'autre.

07 décembre, 2005

L'explication

Dialogue entre Gaston et Robert

Gaston : Aye!...J'ai mal aux pieds. Qu'est-ce qu'on fait ici!...

Robert : Assis-toi là, je vais t'expliquer. Bon, tu es bien assis? Écoute bien!

G: Ouais, ouais, j'écoute...

R: Bon, tu peux pas savoir ce que j'ai trouvé. Génial!...Tu sais, l'antilope qu'on a vue l'autre jour au point d'eau?

G: Ouais, dommage qu'on l'ait ratée, c'aurait été un bon morceau. Je suis trop pourri pour la chasse, j'arrive toujours au mauvais moment!

R: Justement! J'ai tout compris! C'était pas du tout un hasard si elle était là!

G: Hein?

R: Je veux dire, elle doit venir là, au point d'eau, à tous les matins !

G: Hein?

R: Ben oui! Et tu sais pourquoi? Elle vient boire, parce qu'elle a soif!

G: Hein? Ça a soif ces bêtes là?

R: Écoutes! Pourquoi on va au point d'eau, nous?

G: Pour boire, ç't'affaire!

R: C'est çà. Ben l'antilope elle fait la même chose!

G: Je comprends pas. Moi j'ai soif. Toi t'as soif. On est des humains! Mais ça c'est une bête!

R: Oui mais tu sais quoi? Elles ont soif aussi. Comme nous!

G: Explique moi ça!

R: Moi, j'en ai déduit que les bêtes et nous, on est finalement assez semblables.

G: Moi, je ne trouve pas qu'on se ressemble!

R: Au contraire, mon ami! D'abord, on a quatre pattes!

G: Ho là! Moi j'ai deux pattes et deux bras.

R (se met à quatre pattes): Bêta! Regarde, si je me mets comme ça, c'est déjà plus ressemblant, non?

G: Tu as un point. Mais le nez, les oreilles ?

R: Un peu différents, mais elle a quand même un nez, deux oreilles, une bouche. On est juste un peu différents, d'après moi. Alors, si on est si semblable, elle doit avoir soif, comme nous! D'où le coup de génie: elle doit venir au point d'eau à chaque jour pour boire!

G: Ouais, peut-être que t'as raison. C'est vrai qu'on se ressemble jusqu'à un certain point.

R: En plein ça. Et sais-tu quoi? Si on vient ici tôt le matin sans le dire à personne, qu'on se cache dans les herbes, et qu'on attend, on n'aura qu'à la cueillir comme on cueille une fraise!

G: Pas bête ça! C'est pour ça que tu m'as amené ici ce matin? Pourquoi c'est toujours toi qui a ces idées là!

R: Parce que je suis le plus INTELLIGENT! Maintenant, tais-toi et guettes!

(Vous ne comprenez pas? Il va falloir que je vous EXPLIQUE! )

Gaston : Aye!...J'ai mal aux pieds. Qu'est-ce qu'on fait ici!... (vocalise un sentiment)

Robert : Assis-toi là, je vais t'expliquer. Bon, tu es bien assis? Écoute bien! (donne un ordre, initie le processus d'explication)

G: Ouais, ouais, j'écoute... (se soumet, indique qu'il est à l'écoute)

R: Bon, tu peux pas savoir ce que j'ai trouvé. Génial!...Tu sais, l'antilope qu'on a vue l'autre jour au point d'eau? (exprime son excitation, partage une information)

G: Ouais, dommage qu'on l'ait ratée, c'aurait été un bon morceau. Je suis trop pourri pour la chasse, j'arrive toujours au mauvais moment! (exprime ses sentiments)

R: Justement! J'ai tout compris! C'était pas du tout un hasard si elle était là! (Communique une conclusion raisonnée)

G: Hein? (exrpime son incompréhension)

R: Je veux dire, elle doit venir là, au point d'eau, à tous les matins ! (réexprime sa conclusion raisonnée)

G: Hein? (réexprime son incompréhension)

R: Ben oui! Et tu sais pourquoi? Elle vient boire, parce qu'elle a soif! (re-re-exprime sa conclusion raisonnée)

G: Hein? Ça a soif ces bêtes là? (exprime comment la conclusion de Robert va à l'encontre de ses propres connaissances)

R: Écoutes! Pourquoi on va au point d'eau, nous? (entreprend une communication dynamique de son raisonnement)

G: Pour boire, ç't'affaire! (exprime sa connaissance en réponse à la question)

R: C'est çà. Ben l'antilope elle fait la même chose! (deuxième étape du raisonnement)

G: Je comprends pas. Moi j'ai soif. Toi t'as soif. On est des humains! Mais ça c'est une bête! (exprime encore comment la deuxième étape du raisonnement va à l'encontre de ses connaissances)

R: Oui mais tu sais quoi? Elles ont soif aussi. Comme nous! (re-exprime sa deuxième étape)

G: Explique moi ça! (embarque dans le processus dynamique d'explication)

R: Moi, j'en ai déduit que les bêtes et nous, on est finalement assez semblables. (troisième étape du raisonnement)

G: Moi, je ne trouve pas qu'on se ressemble! (exprime encore comment l'affirmation de Robert va à l'encontre de ses connaissances)

R: Au contraire, mon ami! D'abord, on a quatre pattes! (sous-raisonnement)

G: Ho là! Moi j'ai deux pattes et deux bras. (re-contradiction)

R (se met à quatre pattes): Bêta! Regarde, si je me mets comme ça, c'est déjà plus ressemblant, non? (démonstration gestuelle)

G: Tu as un point. Mais le nez, les oreilles ? (signale une acceptation, mais re-contredit)

R: Un peu différents, mais elle a quand même un nez, deux oreilles, une bouche. On est juste un peu différents, d'après moi. Alors, si on est si semblable, elle doit avoir soif, comme nous! D'où le coup de génie: elle doit venir au point d'eau à chaque jour pour boire! (exprime tout le reste du raisonnement)

G: Ouais, peut-être que t'as raison. C'est vrai qu'on se ressemble jusqu'à un certain point. (concède qu'il a compris et que le raisonnement est acceptable)

R: En plein ça. Et sais-tu quoi? Si on vient ici tôt le matin sans le dire à personne, qu'on se cache dans les herbes, et qu'on attend, on n'aura qu'à la cueillir comme on cueille une fraise! (conclusion pratique, complot pour améliorer leur condition)

G: Pas bête ça! C'est pour ça que tu m'as amené ici ce matin? Pourquoi c'est toujours toi qui a ces idées là! (accepte d'être parti du complot, et se soumet à Robert)

R: Parce que je suis le plus INTELLIGENT! Maintenant, tais-toi et guettes! (affirme sa position supérieure, met fin au dialogue)

La plus grande partie du dialogue est un échange dynamique de transmission de "solution d'un problème". Quelques phrases sont des expressions d'émotions. La fin du dialogue est une interaction sociale. Il me semble que la résolution de problème est une activité cognitive intrinsèquement solitaire, mais le langage permet de communiquer le résultat. Cette utilisation du langage est a-émotive. Mais pourquoi transmettre les connaissances? Si la connaissance nous donne un avantage, on ne la transmettra qu'à quelqu'un du groupe, ou encore mieux à un parent (enfant?). Les chimpanzés apprennent déjà à leurs petits comment ouvrir des noix avec une pierre et une enclume. De nos jours, la connaissance est également protégée et sa transmission hors du groupe est restreinte (on n'a qu'à penser qu'aux secrets de fabrication, aux brevets etc.).

Mon idée avec ce dialogue était d'illustrer comment un mode de dialogue peut avoir une fonction précise, et que la fonction définit la forme. J'ai choisi le mode "transmission de la solution à un problème" car il fait très peu appel à l'interaction socio-émotionnelle. C'est plutôt un jeu dynamique d'échange de connaissance utile à la survie. Ce type d'échange de connaissance est, selon moi, à la base de toute notre culture technique. J'aime l'idée d'analyser chaque répartie pour comprendre sa fonction. J'ai réalisé en l'écrivant qu'on ne peut avoir un dialogue "pur". D'autres modes de dialogue apparaissent, comme l'expression spontanée d'émotions, ou l'interaction sociale re-définissant la hiérarchie des intervenants.